Alors que l’art en Chine, dès le début du XXe siècle, a pour mission de soutenir la jeune et fragile république chinoise et d’être au plus près du peuple, les artistes chinois partis étudier à l’étranger sont confrontés à l’art moderne occidental, qui revendique son autonomie : deux conceptions de l’art inconciliables. Cet article présente la manière dont les critiques d’art chinois aujourd’hui caractérisent cette rencontre avec la culture occidentale et la manière dont ils analysent les différents écrits de l’époque, à travers l’évolution du lexique employé, depuis le mouvement du Quatre mai (1919) jusqu’à l’ère de la mondialisation.
While from the beginning of the 20th century, art in China had the mission of supporting the young and fragile Chinese Republic, and to be as close as possible to its people, Chinese artists who left to study abroad were confronted with Western Modern art, which claimed its autonomy: two irreconcilable conceptions of art. In this article, I shall study how today’s Chinese art critics highlight this encounter with Western culture and analyse the various writings of the time, through the evolution of the lexicon used from the May Fourth (1919) movement to the globalised era.
Certains ouvrages, de par leur intitulé, suggèrent que la relation de la Chine avec l’Occident fut non seulement complexe mais également tragique. Ainsi Gregory Lee évoque-t-il une Chine sous la domination du ‘spectre de l’Occident’ dans
Les ouvrages de Lee, Janicot et Gao Minglu illustrent la vision qu’ont historiens et critiques d’art de la complexité des relations Chine/Occident, allant d’une relation harmonieuse, voire amicale, à une confrontation plus hostile ou inquiétante. Ils soulignent aussi la situation ambiguë du traducteur qui doit sélectionner un terme parmi de nombreuses expressions approchantes dans sa langue, un choix qui peut orienter, voire dénaturer le sens du discours de l’auteur.
Influences, emprunts, appropriation, assimilation, interactions… Comment désigner les croisements et les jeux de positions apparus en Chine, au contact de la culture occidentale, en particulier dans le domaine de l’art? Le terme ‘influence’, qui s’appuie sur l’idée d’une hiérarchie des civilisations ou des cultures, est dénoncé par Baxandall dans
À deux reprises dans son histoire, la Chine a été durement confrontée aux valeurs, aux concepts et aux produits occidentaux : à la fin des Qing, alors que les puissances occidentales s’appropriaient des parties du territoire chinois en créant concessions sur concessions–une situation souvent décrite comme un dépeçage du pays–puis, dans les années 1980, avec la politique des réformes et de l’ouverture engagée par Deng Xiaoping afin de relancer l’économie nationale. La similitude entre ces deux périodes a été évoquée dans de nombreux ouvrages.
Aussi, dès la fin de la première guerre de l’Opium (1838–1842), la langue s’est enrichie de sentences tactiques, voire belliqueuses, nouvelles ou exhumées des textes anciens, désignant l’Occident comme un ennemi dont on enviait la puissance. Ainsi l’injonction de l’historien Wei Yuan 魏源 (1794–1856) reprend un vieux précepte du
Lors de la période désignée par l’expression
L’ère
Outre cette locution de ‘peinture nationale’, d’autres mots sont venus enrichir la langue chinoise en raison de traductions de textes occidentaux. Ces traductions chinoises se basaient non pas sur les textes européens mais sur des versions en langue japonaise enrichies en néologismes créés avec des caractères chinois. Lü Peng rappelle ainsi l’introduction du terme
Cai Yuanpei, qui deviendra président de l’université de Pékin puis ministre de l’Éducation, découvre l’esthétique à l’université de Leipzig et considère que l’éducation du sens artistique ou l’éducation esthétique (
Tout en évoquant un choc réciproque (
D’autres personnalités politiques ont aussi utilisé des expressions qui évoquent la fusion, comme Kang Youwei 康有为 (1858–1927) qui parle de
L’introduction de l’art occidental en Chine suscite maintes autres expressions. Ainsi, dans une lettre adressée à Chen Duxiu 陈独秀 (1879–1942) et publiée dans la revue
Pour pallier les points faibles de la peinture traditionnelle (jugée par Ni Yide 倪贻德 (1901–1970) non scientifique et réalisée à partir de matériaux trop frustes), il faut selon ces intellectuels introduire la peinture occidentale,
Ainsi, dans sa
Pionnier de la révolution artistique du Quatre mai, Liu Haisu (1896–1994), autodidacte formé à la calligraphie et à la peinture traditionnelle, a joué un rôle immense dans l’enseignement de l’art en ouvrant la première école de peinture à Shanghai dès 1912. Il a aussi fondé le premier périodique consacré à l’art en 1918 (
Mais comment accepter de se fondre dans une autre culture sans renier une longue tradition picturale, ni se plier à la suprématie occidentale, ni entériner l’échec de la peinture et de la calligraphie chinoise ? Un autre peintre, Feng Zikai, apporte une réponse en défendant la thèse d’une orientalisation (
Feng Zikai 丰子恺 (1898–1975), artiste reconnu, considéré comme le pionnier des
Feng rappelle aussi les relations entre peinture chinoise et peinture japonaise. Dans ce texte, il précise que cette dernière procède complètement de la première (
Feng Zikai défend la thèse d’une ‘orientalisation’ de la peinture impressionniste, puis post-impressionniste. Celles-ci ont bénéficié d’une ‘bonne influence’ ou
Affirmant la suprématie de l’art oriental sur l’art moderne européen en ce début du XXe siècle, Feng considère le premier comme le maître à penser (
Pour désigner cette rencontre de deux esthétiques initialement inconciliables, Feng utilise le caractère
La tentative comparatiste de Feng Zikai s’appuie d’une part sur une connaissance approfondie de la calligraphie chinoise dont il présente longuement les critères de jugement et, d’autre part, sur une approche moins rigoureuse de l’art occidental qui suscitait beaucoup d’intérêt au Japon, un engouement que décrit l’historien d’art Shinichi Segui dans ‘Kandinsky et l’Orient’.
Li Xianting (
Pour Li Xianting, l’art maoïste, après 1949, a accepté le point de vue de l’art réaliste socialiste de l’Union soviétique,
Dès le début des années 1980, Li Xianting, alors rédacteur en chef de
Sans toutefois mentionner l’engagement de Cai Yuanpei, Li compare l’art à la religion qui ‘apporte le même réconfort de l’âme’. Concernant la Nouvelle vague de 1985, évoquant les emprunts à l’art occidental, il utilise l’expression
Mais, chez eux [les artistes de Shanghai], surtout chez Yu Youhan, il y a un autre aspect, c’est l’influence profonde de la philosophie chinoise, surtout de la pensée de Lao Zi, ‘un engendre deux, deux engendre trois, trois engendre les dix mille êtres, les dix mille êtres appartiennent au Dao, la grande voie n’a pas de forme’…,
Sans cacher son embarras quant à la nature des œuvres qu’il défend dans l’exposition
Tout comme au début du XXe siècle, la culture japonaise reste un repère pour les auteurs chinois. Ainsi Li insiste dans ce texte sur la ‘contribution’ (
L’inclination comparatiste entre l’art moderne occidental, le lavis et la calligraphie chinoise que j’ai évoquée chez Feng Zikai est ainsi toujours présente, plus de 70 ans plus tard, chez Li Xianting. C’est aussi le cas chez Gao Minglu, premier historien de l’art contemporain chinois, qui s’attache dans l’ensemble de ses écrits à préciser les caractéristiques de la modernité chinoise (Gao Minglu 高名潞 et al. 1991).
Dans le texte ‘Il n’y a pas d’histoire linéaire–Réflexions sur le récit de l’art contemporain chinois’, publié (en chinois) en 2010, l’auteur rappelle l’attitude des artistes chinois partis étudier à l’étranger (dans les années 1920 ainsi que dans les années 1950), en particulier en Union soviétique. Il montre comment ces étudiants, malgré leur ouverture à la modernité, ont été attirés non par les pionniers de l’art moderne, mais par la génération précédente, celle des Ambulants
Cette dislocation de la modernité est attestée par le destin tragique de l’art moderne chinois, un ensemble de mouvements que Gao situe dès les années 1930,
Ce réalisme contemporain, illustré par le pop politique et le réalisme cynique, résulte d’un métissage–
Gao note aussi une ‘dislocation’ théorique, résultant d’un déséquilibre entre les textes post-modernes qui ont alors ‘inondé’ la Chine, textes essentiellement à visée politique traitant du féminisme, du post-colonialisme, du pluralisme, de l’orientalisme, du nouveau marxisme… et les théories esthétiques et philosophiques post-structurales qui, bien que présentées dès les années 1980, sont restées confidentielles–qu’il s’agisse de la linguistique post-structurale (de Barthes) ou de la philosophie déconstructiviste de Derrida.
Ces ‘dislocations’ entre le modernisme et post-modernisme occidental et chinois ont causé, selon Gao, la mise à l’écart d’œuvres conceptuelles qui n’ont pas trouvé leur place dans un pays saturé de politique et d’idéologie. Ces tendances proches de ‘de l’art pour l’art’ ont été jugées trop formalistes, trop élitistes, trop dépendantes de l’art occidental, s’inscrivant dans la continuité de l’art moderne chinois initié au début du XXe siècle ou encore dans la copie (reproduction sans autorisation
Si dans les années 1920 et 1930, les artistes des écoles modernistes ont ‘subverti’ l’éducation artistique traditionnelle–
En 2013 c’est sous la notion d’influence qu’un des plus imminents historiens d’art chinois, Lü Peng (né en 1956), présente l’art du début du XXe siècle en Chine. Il intitule le premier chapitre de la version française de son ouvrage
Dans ce conflit (
Ce parcours rapide à travers les différentes expressions qualifiant la rencontre entre la Chine et l’Occident met en évidence un lexique qui puise parfois dans le registre botanique, voire organique. Que ce soit au début du XXe siècle ou près d’un siècle plus tard, il témoigne de l’ouverture d’esprit des différents auteurs pour qui l’emprunt vient enrichir les pratiques et invite aussi à repenser la tradition. Les influences Chine-Occident ont nourri les artistes et les théoriciens à l’Est comme à l’Ouest, elles ont aussi laissé des traces dans la langue chinoise étudiée ici. Gao Minglu insiste à juste titre sur la ‘dislocation’ entre les modernités occidentale et chinoise qui ont suivi chacune un développement propre. L’expression
Cependant dans un contexte de nationalisme exacerbé, l’opposition systématique des cultures est soutenue par la sphère politique qui nourrit une méfiance envers l’Occident, méfiance joliment formulée par Deng Xiaoping alors qu’il mettait en œuvre l’ouverture de son pays : ‘Si la Chine ouvre ses portes, des mouches entreront forcément’. Ce rejet des idées occidentales par le Parti est toujours d’actualité. Hu Jintao, puis Xi Jinping préconisent de ‘résister aux forces hostiles qui tentent d’occidentaliser notre culture’, et incitent à ‘exporter la culture chinoise’.
Le nationalisme engendre une vision ethnocentrée de la culture qui reste tributaire de ce qu’Éric Michaud, dans
Par exemple ‘
Par exemple en janvier
Sur l’introduction des concepts artistiques et l’influence de Véron au Japon, voir Lucken (
C’est ‘d’un point de vue raisonnable’ qu’il faut rendre ‘utile ce qui est inutile’. Selon Cai, la chair des cadavres pourrait être valorisée comme engrais… les os servir de matériau à la sculpture. Cai et Janicot (
Un extrait de ce texte a été publié par Lü (
Feng Zikai désigne par
Hebi 合璧 (Deux morceaux de) jade qui s’assemblent (parfaitement) : 1. Époux tendrement unis ; amis intimes. 2. En harmonie (avec).] (
Ce texte
Cité par Li (
La position de Xu Beihong provoqua un célèbre débat avec le peintre Xu Zhimo (la controverse des ‘deux Xu’), Xu Zhimo défendant l’art moderne occidental. Voir la thèse de Cinquini (
Actifs depuis 1930, les dix membres de ce groupe, dont Ni Yide, ont organisé entre 1930 et 1935 quatre expositions et publié un manifeste traduit par Janicot (2017 : 130).
Cette position de Liu Haisu est rappelée dans un texte publié à l’occasion de l’inauguration du nouveau musée qui lui est consacré à Shanghai <
Soit
Il s’agit de
Voir Laureillard (
Traduction de ce texte dans Janicot (
Le sens de ce caractère meng 蒙 peut être positif ou négatif suivant le contexte. Selon le GRN : recevoir (une faveur) ; subir (un désastre) ; couvrir ; recouvrir ; cacher ; voiler ; envelopper ; s’exposer à ; braver ; affronter…
Ce terme yingxiang (mot à mot écho de l’ombre) est relevé dans le Shu jing 书经 ou Livre des documents, dans le chapitre III Da Yu mo 大禹谟 (Conseils du Grand Yu). Pour une étude approfondie de ce concept dans la pensée chinoise, voir Jullien (
Ganhua 感化 : exercer une bonne influence sur (qn) ; convertir ; corriger. Gan a comme principaux sens : émouvoir, toucher, affecter, influencer, impressionner. Sentir, ressentir, éprouver. Sentiments, émotions, impressions. Éprouver de la reconnaissance… hua désigne la notion de changement, de transformation (GRN). Soit émouvoir-transformer, l’idée d’avoir été touché par ou ‘sensibilisé et marqué par’ (termes choisis par Janicot, 2007 : 163).
Parmi les nombreux sens de
Il s’agit de
Dans Janicot (2017 : 170).
Segui (
Segui décrit cet engouement japonais pour l’art moderne, en particulier pour les artistes de
Soit
Soit
Soit
Guillemets de Anny Lazarus. Citations de Lao Zi approximatives (début 道生一 ch. 42… 大象无形 (La grande image n’a pas de forme, Ch. 41) (
Voir Li Xianting (
Les Ambulants (
Les deux œuvres de Vasily Surikov (1848–1916) sont
Sont cités : l’art moderne des années 1930 (comme l’art de la société
Chez plusieurs critiques d’art (Li Xianting, Gao Minglu ou encore Wang Lin), l’art contemporain chinois est considéré comme un pur ‘produit’ occidental, dans la mesure où les premières galeries qui se sont installées en Chine étaient tenues par des étrangers qui ont privilégié les artistes du Pop politique et de l’art cynique, dont les œuvres exploitent les symboles chinois. En 1993, la sélection pour la Biennale de Venise réalisée par Achille Bonito Oliva atteste de cette orientation. Ces œuvres ‘illustratives’ et ‘métaphoriques’ ont trouvé leur public (et leurs collectionneurs) en Occident, au détriment de démarches témoignant d’une réflexion plus conceptuelle ou plus artistique (par exemple les artistes du groupe Wuming, les ‘sans-nom, les anonymes’. Voir par exemple Wang Lin 王林 (
Des auteurs comme Fredric Jameson, spécialiste américain du post-modernisme, ou Peter Bürger, théoricien allemand de l’avant-garde, ont été traduits en chinois près de deux décennies avant d’être édités en français. Pour la publication des auteurs structuralistes en chinois, voir Anny Lazarus (
Dans Lü Peng 吕彭 (
Venturi (1938). Traduit en chinois par Chi Ke 迟轲 en 2005.
Extrait publié dans
Selon Liao Shangfei (
The author has no competing interests to declare.